Sympathie pour le Diable – Paul Marchand (2019)
Il y a des livres que je lis et chronique sans peine. Qu’il soit bon ou mauvais, j’ai l’impression de pouvoir me faire un avis sans trop tergiverser et d’être capable d’en tirer les éléments clefs. Mais il en est d’autres qui me donne un tel coup de poing, qui me déstabilisent et me secouent tant, que j’ai de la peine à en parler. Je ne sais que dire et ne pas dire, ni par où commencer. J’ai peur de les trahir et de ne pas leur rendre pleine justice. C’est le cas pour « Sympathie pour le Diable » de Paul Marchand, que je traiterai au mieux de mes capacités.
Plongé dans la guerre du Liban, puis dans l’enfer du siège de Sarajevo, Paul Marchand est journaliste, selon lui, faute de savoir faire autre chose. Peut-être pour être plus proche de la vie, il tutoie la mort, la regarde en face, la défie tous les jours, règle ses comptes avec elle lorsqu’il dénombre les morts de la journée, chaque soir, en comptant les nouvelles tombes du cimetière du Lion.
Chaque phrase est aiguisée, profondément tranchante. Marchand nous balade dans un livre où les mots blessent, martèlent et tuent. Il fait visiter l’enfer au lecteur, l’invite à prendre le thé avec le Diable. Ce texte est un terrain miné. Il ne nous laisse jamais tranquille, ne nous offre aucun répit. Chaque page tournée peut cacher une explosion, un sniper embusqué, la mort d’un enfant, celle d’une famille, l’effondrement d’un hôpital, la vue d’une montagne de cadavres dans une morgue qui tourne à plein régime. L’horreur avec un grand H.
Le feu et la mitraille dégarnissent la ville. Ici, lorsque les vivants battent en retraite en s’enfuient dans les tombes proches et invisibles, chaque naissance est une insolence. Le combat est tellement désespéré, la violence atteint de tels sommets que la mort a perdu son caractère aléatoire : elle est inéluctable. Tant bien que donner la vie équivaut à un caprice. Donner la vie, c’est fermer les yeux face à l’évidence.
Un récit dense et profond qui nous laisse imaginer les horreurs de ces guerres modernes. Une fois lu, on croit presque que l’on sait quelque chose de l’horreur, mais non. Paul Marchand nous prendra à revers vers la fin du récit :
Tout ce que vous avez lu dans ce livre est faux. Je n’ai pas menti. Je n’ai pas travesti la réalité. Je n’ai simplement pas les mots justes pour exprimer et raconter ce que j’aurais voulu transmettre. L’Humain, en inventant le langage et ses cohortes de vocabulaire, ne pouvait pas penser à l’Inhumain, à l’Ineffable, à l’Insoupçonnable. Comment formuler quelque chose qu’on n’imagine pas être possible. Ce que vous avez lu dans ce livre se situe très au-dessous de la réalité. Et si je l’ai rédigé, c’est parce que j’ai perdu l’usage de la parole.
Hommage aux victimes d’une guerre de l’ombre qui s’est déroulée aux portes de l’Europe, honneur à la langue française, car j’ai rarement lu de récit qui parlait de guerre avec une vraisemblance si totale. Mais que sais-je de la violence après tout ? Rien. Néanmoins, j’ai l’impression que Marchand m’en offre le meilleur aperçu que j’ai pu lire jusqu’à maintenant.
Éditions Stocks
260 pages
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